Quantcast
Channel: genre – La pensée du discours
Viewing all articles
Browse latest Browse all 10

Guerrières. Des Amazones du Dahomey aux Peshmergas du Kurdistan [Dérangeantes dégenreuses 2/6]

0
0

Les femmes en armes, qu’il s’agisse de participantes à des armées régulières ou à des groupes paramilitaires, de combattantes révolutionnaires ou de terroristes politiques, sont une réalité aussi ancienne que diverse et il serait vain d’essayer d’en faire une synthèse. J’ai donc choisi dans ce billet de parler de figures de guerrières qui m’intéressent à la fois pour la manière dont elles élaborent la figure de la femme armée, et pour la façon dont elles sont stéréotypées par celleux qui les observent ou les admirent : les fameuses “Amazones du Dahomey“, qui apparaissent dans les récits de voyage à partir de la fin du 18e siècle, et les combattantes kurdes contemporaines, elles aussi désignées du nom Amazones, qui constituent actuellement une sorte d’emblème de la femme au combat, y compris dans la mode et le showbiz. Pour les regarder au prisme du genre, dans ce qu’elles ont de “dégenrant”, je m’appuie sur des analyses récentes de la violence des femmes, essentiellement en histoire.

Capture d’écran 2015-08-30 à 09.54.16

Femmes en armes : situer les savoirs

“La place de femmes violentes dans des contextes collectifs reste une place intenable”, écrit Arlette Farge dans la préface au collectif sur la violence des femmes dirigé par Coline Cardi et Geneviève Pruvost en 2012. Intenable parce que déniée, surtout, et principalement sur le plan politique : “Dans les combats et révolutions, la dénégation la plus cruelle, le déni le plus intenable en ce qui concerne la violence féminine, c’est de ne jamais cesser de lui retirer toute motivation politique, tout engagement militant, toute participation consciente et sue à la vie politique.” (Farge 2012 : emp. 240). Voilà résumée en partie la question que pose la figure de la guerrière dans les sociétés, et ce sont les plus nombreuses, où l’exercice de la guerre est vu comme une fonction masculine : pour les femmes, la guerre peut-elle constituer un choix de sujet et un exercice de l’agency, ou n’est-elle qu’une parenthèse encadrée et une activité invisibilisée ?

Dans l’importante synthèse qui ouvre le collectif Penser la violence des femmes, Coline Cardi et Geneviève Pruvost proposent des cadres d’analyse pour interpréter le phénomène en termes de genre, cadres qui reposent sur la manière dont il est lu et traité par les sociétés, les médias et également les chercheur.e.s elleux-mêmes ; autrement dit elles proposent de situer les savoirs sur les femmes en armes, plutôt que d’en faire des descriptions événementielles ou psychologiques. Ces cadres qui concerne le phénomène général de la violence dépassent le simple fait guerrier et doivent évidemment être contextualisés selon les réalités sociales et les époques, mais ils permettent de questionner des figures de femmes en guerre trop souvent figées dans des cadres préalables et prises dans des malentendus, voire des fictions. Cardi et Pruvost distinguent “trois cadres interprétatifs transversaux qui permettent de rendre compte du phénomène” : la violence des femmes “hors cadre”, la violence sous tutelle, la violence d’émancipation.

La violence des femmes hors cadre. Le terme hors cadre, emprunté à Goffman, signifie que la violence des femmes peut faire l’objet d’un “non-récit” : elle est ignorée, oubliée, ou requalifiée. Les auteures expliquent que le cas le plus fréquent de cette mise hors cadre est le “déni d’antériorité”, concept forgé par Delphine Naudier pour désigner cet étonnement permanent devant des événements présentés comme nouveaux (arrivée des femmes écrivains sur le marché éditorial, violence des jeunes filles des “quartiers”, etc.). À côté de cette mise à l’écart, la violence des femmes peut aussi faire l’objet d’un “sous-enregistrement et d’une requalification des faits”. Dans les milieux judiciaires, les actes violents des femmes sont minorés ou sont objets de clémence ou de protection, et dans les milieux sportifs leur violence n’est guère prise en compte en tant que telle. Cardi et Pruvost précisent que cette minoration n’est pas seulement le fait des institutions, mais aussi celui des femmes elles-mêmes qui refusent souvent les accusations de violence.

La violence sous tutelle. Il s’agit d’une violence qui fait l’objet d’un récit interprétant le comportement des femmes comme un trait dysfonctionnel féminin ou une manifestation de la domination masculine :

Dans ce premier récit qui reconnaît la violence féminine, tout en la disqualifiant, il faut distinguer deux types de sous-récits. Soit la violence est pensée comme le propre du féminin : son irruption est l’expression même de la féminité, ethnicisée, biologisée ou psychologisée, qu’il faut alors contrôler, réprimer, déposséder du pouvoir de violence, soit la violence exercée par les femmes est une violence subordonnée à celle des hommes, elle s’inscrit dans la domination masculine à laquelle finalement elle participe. Dans les deux cas, la femme violente n’apparaît pas comme une figure trouble. Sa capacité d’agir est entamée et la dimension éventuellement subversive et politique de l’usage qu’elle fait de la violence est niée (Cardi, Pruvost 2012, emp. 562)

La violence d’émancipation. C’est celle qui “constitue un renversement qui conduit à un changement radical de position dans les rapports sociaux de sexe” (emp. 767). Les auteurs mentionnent le mythe des Amazones, qui formule selon elles davantage “un front unisexe et organisé” qu’une véritable “expérience individuelle de violence”, pour montrer qu’il faut plutôt aller chercher la “violence féminine instituée” dans des “niches sociales” (emp. 767) : sphère familiale, où les violences constituent des “ruptures du care”, violence conjugale, violence en institution scolaire, sport, sadomasochisme également et violences collectives des armées ou groupes révolutionnaires.

Les guerrières de la “Sparte noire”

Capture d’écran 2015-08-30 à 07.15.21

C’est le titre de l’ouvrage de Stanley Alpern sur ces guerrières africaines qui semblent être apparues d’après lui au Dahomey au 17e siècle, même si les premières traces de leur existence figurent dans des récits de voyage de la fin du 18e : Amazons of Black Sparta: The Women Warriors of Dahomey. Plus couramment nommées “Amazones du Dahomey”, d’après le célèbre mythe antique, elles sont un exemple historique unique d’armée féminine attestée. Martin Van Creveld, dans une synthèse érudite publiée en 2002, Les femmes et la guerre, explique qu’elles sont cependant précédées par d’autres amazones, brésiliennes, décrites dans le compte rendu que l’historien Oviedo donne du récit du conquistador Orellana, qui entreprend une expédition vers l’est du continent à partir de Quito vers 1541. Elles sont décrites comme indépendantes, utilisant les hommes pour leur plaisir, tuant les nouveaux-nés mâles et montant des chameaux…

Cette fantaisiste histoire brésilienne, qui a par ailleurs donné son nom au fleuve mythique, figure dans tous les guides de tourisme (merci à Gloria Franca pour l’indication), et fait désormais partie de la mythologie du pays. Mais elle est imaginaire, contrairement aux récits qui sont faits des exploits des guerrières africaines, et qui ont motivé des études historiques, même rares : en France, Hélène d’Almeida-Topor a retracé cette aventure dans un bref ouvrage de 1984 et le Britannique Stanley Alpern leur a consacré sa conséquente monographie de 1998. Un dossier pédagogique de l’UNESCO donne également des informations et des illustrations, via une bande dessinée, en 2014 (illustration ci-dessus). On trouvera dans ces ouvrages des descriptions de tous les aspects de leur vie, mais je ne mentionne ici que les traits lié à la question du genre, ma meilleure source étant sur ce point l’érudition de Martin Van Creveld, malgré le sexisme explicite de son ouvrage (l’auteur multiplie les attaques contre les féministes, les critiques des femmes dans l’armée et les affirmations naturalisantes, mais la richesse de sa documentation est telle que la lectrice féministe a volontiers ravalé son indignation…). Les Amazones du Dahomey présentent trois traits intéressants pour tenter une description en termes de genre de ces figures singulières : la réclusion, l’absence de sexualité et la masculinité physique.

Marginalisation. Tout d’abord elles sont décrites comme vivant à part, leur marginalisation, qui va jusqu’à la réclusion, étant mentionnée par tous les auteurs. Le dossier de l’UNESCO signale même des phénomènes relevant du tabou (séparation physique, interdit du regard) :

En devenant femmes soldats, quelles que soient leurs origines, ces femmes adoptaient un mode de vie spécifique et étaient séparées du reste de la population. Ainsi, lors des cérémonies royales, elles étaient physiquement séparées de leurs homologues masculins par une ligne de feuilles de raphia tressées (appelée « ligne de bambou » dans les ouvrages sur le Dahomey).

Lorsqu’elles circulaient en ville, elles étaient précédées par une servante qui annonçait leur passage à l’aide d’une clochette. Les habitants devaient alors leur céder le passage, se tenir à l’écart et détourner le regard (p. 43).

Interdit sexuel. Martin Van Creveld rend compte d’une marginalisation qui comporte aussi des restrictions sexuelles, deuxième trait intéressant :

Devenues soldats du roi, elles allaient vivre recluses dans un de ses palais, partageant leur temps entre travail et exercices, presque sans contact avec les hommes. En théorie, elles devaient rester chastes sous peine de mort, mais ce règlement semble avoir été appliqué plus ou moins strictement par les différents rois. Selon un récit, elles disposaient, pour satisfaire leurs appétits sexuels, d’un corps spécial de prostituées (Van Creveld, 2002 : 129).

Stanley Alpern consacre un chapitre entier de son livre au célibat des Amazones et on peut donc penser qu’il s’agit d’un trait structurel de ces femmes ; en fait, selon les périodes et la personnalité des rois, elles ont parfois des statuts d’épouses du roi, les autres hommes leur étant interdits.

Masculinité. Le troisième trait, leur “masculinité”, est ainsi décrit par Martin Van Creveld :

Les Amazones étaient conscientes de l’ambiguïté de leur statut : elles étaient considérées, et se considéraient comme des hommes ; elles avaient même une sorte de chant de guerre où elles se vantaient d’être “des hommes forts, très forts, aux poitrines musculeuses”. Elles chantaient aussi : “Marchons ensemble, marchons en hommes” ou “Nous sommes des hommes, pas des femmelettes”. Comme pour bien affirmer qu’aucune solidarité féminine n’entrait ici en ligne de compte, elles traitaient l’ennemi de femmes et se voyaient parfois donner en récompense des femmes comme esclaves. Leurs vainqueurs européens les traitaient de “furies” et de “viragos”, les trouvaient “laides”, “masculines”, “monstrueusement callipyges” (Van Creveld, 2002 : 134).

The_célébration_at_Abomey(1908)._-_The_veteran_amazones(_AHOSI_)_of_the_Fon_king_Béhanzin,_Son_of_Roi_Gélé

On peut en conclure que le statut de guerrière a des effets dégenrants importants sur ces femmes, par rapport aux normes de genre des femmes de leur époque : mise à l’écart de la vie sociale, interdiction sexuelle des hommes (le détail sur les prostituées, même s’il est historiquement inexact, est intéressant à cet égard, la sexualité avec des femmes étant permise), identification au masculin.

Il n’est guère possible de parler de violence d’émancipation pour ces femmes en armes, et il faut sans doute décrire leur activité comme une violence sous tutelle, dans le cadre de la domination masculine. Martin Van Creveld le souligne d’ailleurs à la fin du chapitre qu’il leur consacre (toujours sur fond de clichés naturalistes) :

Dans une société où les femmes étaient tout au bas de l’échelle, les Amazones, si elles avaient quelque prestige, ne le devaient qu’à leur maître le roi. Comme leurs sœurs des harems des monarques musulmans, elles menaient une vie totalement recluse, n’avaient aucune indépendance ni aucune possibilité de s’épanouir en tant que femme ; leur dépendance était si totale qu’elles étaient parfois choisies pour pour accompagner leur maître dans l’au-delà (Van Creveld 2002 : 134).

Dégenreuses, les Amazones du Dahomey le sont certainement, mais non à partir d’une décision individuelle qui les mèneraient vers une autonomie et un possible empowerment. Pourtant, il arrive qu’elles soient célébrées pour leur combat pour la liberté, comme le montre ce projet d’une artiste française, YZ Yseult, intitulé “Amazone”, qui peint des portraits de guerrières africaines sur des maisons au Sénégal. Un exemple de relecture ou de resignification, ou de révision de l’histoire, comme on voudra. Il n’en est pas de même pour d’autres amazones, contemporaines, qui prennent les armes actuellement au Moyen-Orient.

Les “Amazones kurdes”

Il était attendu que le nom Amazone, qui sert souvent de générique aux femmes en guerre (et que l’on retrouve aussi dans le titre du livre de Fanny Bugnon sur les femmes terroristes), soit donné aux combattantes kurdes qui affrontent actuellement en Irak les forces de l’État islamique. “Les amazones kurdes prennent les armes contre l’État islamique”, titre le magazine Femmes du Maroc ; “Ces amazones kurdes qui terrorisent les jihadistes”, trouve-t-on dans L’Orient le Jour ; “Les Amazones du Kurdistan irakien”, lit-on sur Arte info, etc. Les combattantes kurdes sont des peshmergas de l’armée du Kurdistan irakien ou des militantes du PKK, ou encore des membres de milice récemment intégrées à l’armée du Kurdistan irakien : cela veut dire qu’il s’agit de militaires (des “guerrières”) et/ou de militantes politiques armées (des “guérilleras”), ce qui leur donne une identité plurielle et ce qui complexifie leur activité, entre violence de guerre et violence politique.

Si les Amazones du Dahomey ne semblaient pas investir ou subvertir une identité de genre féminin dans leurs activités, assignées par leur recrutement et leur entraînement à capter du masculin, mais à se maintenir aussi dans une sorte de “no genre land”, il me semble que les peshmergas au contraire mettent le genre féminin sur le métier du dégenrage avec une certaine intensité.

Craintes parce que femmes. Elles le font d’abord pour des raisons religieuses, qui sont celles de leurs ennemis : on a souvent souligné la spécificité de ces combattantes, due au contexte religieux, davantage craintes que leurs homologues masculins par les combattants de l’État islamique, se pensant condamnés à rester à la porte du paradis s’ils étaient tués par des femmes. Cette croyance de leurs adversaires sacralise en quelque sorte leur genre, dans un glorieux dégenrage qui est presque une inversion des rapports sociaux de sexe ordinaires : elles sont craintes et puissantes parce que femmes par leur simple état, sans que la terreur qu’elles inspirent ne soit produite par leur travail ou leur entraînement. Il y a quelque chose de magique ici dans ce dégenrage par ailleurs doté d’une certaine ironie ; les femmes peshmergas kurdes occupent finalement une place très masculine, celle de ceux qui sont puissants du fait même de leur statut de genre.

temoignage-kurdeCombattantes parce que violables (parce que femmes). Le 2 juillet a été créée une nouvelle unité rassemblant des combattantes yezidies, particulièrement ciblées par l’État islamique qui asservit, viole et tue les membres de cette communauté pour des raisons ethniques et religieuses. La devise de l’unité, particulièrement frappante, est « Ils nous violent, on les tue ». Les « filles du soleil », comme elles se nomment (les yézidis prient face au soleil) intègrent par là directement du genre à la guerre : nous combattons parce que nous sommes violables, disent-elles en substance, et nous sommes violables parce que nous sommes des femmes (en tout cas dans ce contexte culturel, géographique et religieux précis, je n’exclue pas du tout les hommes du viol par ailleurs). Il y a quelque chose de l’émancipation dans le combat des yézidies, et plus largement des peshmergas dans leur ensemble, comme le montre le témoignage ci-contre, en, marge d’un dossier photographique du Time.

20525150282_5fcc00b48d_z

Célébrées parce qu’iconiques (parce que femmes). Il y a des discussions et des critiques sur la couverture médiatiques des femmes peshmergas, très présentes sur le plan photographique en ligne, en particulier sur les RSN. En un mot, elles sont photogéniques, et cette photogénie semble poser problèmes à certains observateurs. On souligne leur séduisante féminité combattante (ce qui était le cas, on l’a vu dans le précédent billet, des Jungle girls et autres Tarzanides), leur érotisation par les médias et également l’illusion d’autonomie de la femme kurde qu’elle pourraient donner, alors qu’elles s’inscrivent dans une société patriarcale aux structures très inégalitaires. Il me semble cependant que ces reproches s’inscrivent dans le cadre d’une conception très normative du genre, pour laquelle la féminité et la combativité guerrière sont antinomiques, l’érotisme incompatible avec l’efficacité au combat et les rapports de sexe figé dans une homogénéité constante.

Dans une enquête du Figaro Madame sur la “Les Peshmergas et la glamourisation des femmes-soldats“, les combattantes sont décrites comme exhibant des traits de l’hyper-féminité normative, “soldates aux cheveux lâchés”, qui nettoient leurs Kalachnikovs “les cheveux découverts et les ongles manucurés”, ou “les cheveux détachés (symbole de féminité et d’érotisme) ainsi que les ongles peints”. Mais cette image reflète vraisemblablement plus les fantasmes de la journaliste que la réalité des tenues : outre que l’érotisme baudelairien de la chevelure féminine date un peu, les combattantes kurdes que l’on voit sur les très nombreuses photos en ligne sont majoritairement en treillis (et pas aussi bien “retaillés” et sexy que ceux de Bigeard et de ses hommes pendant la guerre d’Algérie, qui portaient la casquette courte, le pantalon moulant et la veste cintrée par souci de “chic” militaire…), cheveux attachés en queue de cheval ou en chignon, ou tressés, et vernis à ongle en général écaillé, comme toute femme un peu occupée qui a pris le temps de se faire les ongles mais n’a pas retrouvé celui de les entretenir, c’est une chose que plusieurs d’entre nous connaissent très bien, même sans activité quotidienne de nettoyage d’arme automatique… (d’ailleurs c’est le cas du vernis de la main en gros plan qui sert de bandeau à l’article).

madame-air-france - copieJean-Michel Bertrand, présenté comme “docteur en sciences de l’information et de la communication esthétique” délivre dans cet article quelques interprétations pour le moins étonnantes à partir de cette vision imaginaire : « La femme combattante et virile n’est intéressante que si elle reste femme », déclare-t-il. Les combattantes kurdes “sont devenues les héritières des Jeanne d’Arc, Jeanne Hachette ou des Walkyries, des icônes qui possèdent une charge érotique puissante”, ajoute-t-il. Je ne suis pas sûre que Jeanne d’Arc ou Jeanne Hachette aient jamais été lestées d’une “charge érotique puissante”, mais en tout cas la question est : intéressante pour qui ? sans doute pour le chercheur lui-même ou un imaginaire masculin aussi fantasmé que celui qui soutient la vision érotisée des combattantes. Imaginaire présent chez les créateurs de lignes de vêtements, puisqu’une “mode” peshmerga a essaimé dans les collections durant l’hiver 2013-2014, comme le montre cet article du magazine Baya, à l’iconographie significative. Même Air France, par le biais de son magazine Madame (couverture ci-contre), tombe sous la “charge érotique” des cheveux lâchés, des ongles peints et des treillis sexy…  Dans une perspective de genre moins normative, les femmes qui font la guerre font… la guerre, avec leurs cheveux et leurs vernis à ongles (et même leurs seins, dont on ne parle pas beaucoup dans les textes sur la question, et pour cause, le treillis militaire ne ressemblant vraiment pas à la combinaison de Lara Croft).

Bien plus intéressante est la remarque de la sociologue Sonia Dayan-Herzbrun dans le même article : « Porter des armes n’est pas considéré comme un privilège réservé aux hommes pour les Kurdes ». « Ce n’est pas synonyme de virilité », ajoute-t-elle. Remarque intéressante parce que située dans la culture et l’histoire récente kurde, et aussi parce qu’elle ouvre sur une conception de la féminité et de la masculinité fluide et scalaire plutôt que normative et binaire. Si on la suit, on comprend que l’activité guerrière des femmes peshmergas peut correspondre à la violence d’émancipation définie par Coline Cardi et Geneviève Pruvost, c’est-à-dire une violence instituée qui déplace les normes de genre et les rapports sociaux de sexe dans la société kurde, fût-ce provisoirement, le temps de la guerre. En tout cas, c’est ce type de combativité que promeut la chanteuse Helly Luv dans son dernier titre, “Revolution”, texte engagé aux côtés des combattants kurdes, dont le clip est tourné à proximité des combats. Kurde d’Iran fille d’une peshmerga, Helly Luv récupère le folklore vestimentaire guerrier, cheveux vraiment lâchés et ongles vraiment manucurés, visage très maquillé et mains très bijoutées, posant martialement sur un char tout droit sorti du théâtre d’opération réel. Marine Normand estime dans Les Inrocks que la “Shakira kurde” réinvente la protest song et c’est très certainement le cas.

Pour conclure

Dans son très érudit ouvrage, Martin Van Creveld fait une remarque intéressante qui concerne, sans doute à son insu, un point de genre. Dans le chapitre qu’il consacre aux déesses guerrières il note le détail suivant :

Monstre ou jeune fille, toutes ces déesses semblent avoir éprouvé, chacune à sa façon, des problèmes d’identité sexuelle. Les unes sont nettement “masculines”, les favorites de leur père, les autres ne saignent pas, les troisièmes […] sont androgynes. Une au moins – l’Égyptienne Sekhmet, qui est l’une des moins gentilles – a en commun avec Athéna d’être issue du corps de son père Rê sans l’intervention d’une femme et de lui servir d'”œil”. Vu leurs caractéristiques, il n’est pas surprenant qu’aucune ne semble s’être comportée comme la grande majorité des femmes réelles, c’est-à-dire avoir aimé un homme, épousé un homme (pas nécessairement dans cet ordre), porté les enfants d’un homme (Van Creveld 2002 : 68-69).

Quelle que soit l’optique de l’auteur (qui pathologise l’identité sexuelle), sa remarque pointe que la guerre travaille le genre des femmes, qu’il s’agisse de leur vie biologique, de leur développement sexuel, du récit de leur naissance. Les figures observées ici, Amazones africaines et peshmergas kurdes montrent en effet que l’activité guerrière ne laisse pas intacte l’identité de genre, qu’il s’agisse du ressenti des femmes concernées, du regard de celleux qui les observent ou des fantasmes dont elles sont souvent le support. Elle ne laisse pas non intact le genre des hommes, mais c’est une autre histoire

N.B. Dans les citations, en particulier du livre de Martin Van Creveld, j’ai supprimé les nombreux appels de note qui renvoient à des sources historiques. Les références du livre de Cardi et Pruvost passent par les emplacements, qui changent selon les formats de lecture ; c’est donc une solution imparfaite pour remplacer la traditionnelle mention des pages.

Références

  • Alpern Stanley Bernard, 1998, Amazons of Black Sparta: The Women Warriors of Dahomey, London: C. Hurst & Co.
  • Cardi Coline, Pruvost Geneviève (dir.), 2012, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte.
  • D’Almeida-Topor Hélène, 1984, Les Amazones, Une armée de femmes dans l’Afrique précoloniale, Paris, Editions Rochevignes.
  • UNESCO, 2014, Les femmes soldats du Dahomey, série “Femmes dans l’histoire de l’Afrique”, Paris, document en ligne : http://www.unesco.org/new/fileadmin/MULTIMEDIA/HQ/CI/CI/pdf/publications/dahome_fr.pdf
  • Van Creveld Martin, 2002, Les femmes et la guerre, trad. de l’anglais M. Euvrard, Paris, Éditions du Rocher.

Références complémentaires (titres du bandeau)

  • Bugnon Fanny, 2015, Les “Amazones de la terreur”. Sur la violence politique des femmes, de la Fraction Armée rouge à Action directe, Paris Payot & Rivages.
  • Le genre et la guerre : Les femmes, la virilité, et la violence, Journée d’étude organisée par Brian Sandberg, résident à l’IEA de Paris, et Marion Trévisi (Université de Picardie), Institut des études avancées, Paris, 8 juin 2015
  • Regina Christophe, 2011, La violence des femmes. Histoire d’un tabou social, Paris, éditions Max Milo.

Crédits :

  1. Planche de la bande dessinée figurant dans le dossier Les femmes soldats du Dahomeyi de l’UNESCO.
  2. The célébration at Abomey (1908). The veteran amazones (AHOSI ) of the Fon king Béhanzin, Son of Roi Gélé, Wikimédia Commons.
  3. Kurdish Female YPG Fighter”,  free kurdistan, 2015, compte de free kurdistan sur Flickr,  CC BY 2.0
  4. Couverture du magazine Air France Madame, n° 162, Octobre 2014.

Pour citer cet article. Paveau M.-A.,  31 août 2015, “Des Amazones du Dahomey aux Peshmergas du Kurdistan [Dérangeantes dégenreuses 2/6]“, La pensée du discours [Carnet de recherche], , consulté le…

Enregistrer/imprimer cet article


Viewing all articles
Browse latest Browse all 10

Latest Images





Latest Images